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Société pour l’évaluation des humains
Combien vaux-tu?

Au cours de sa résidence sur le campus HEC Paris en 2003, l’artiste Igor Antic rencontre Andreu Solé, sociologue et chercheur à HEC. Ils s’interrogent l’un et l’autre sur la notion de valeur dans le contexte du monde moderne et en particulier sur la notion de valeur humaine.

Société pour l’évaluation des humains

Installation, Conférence
02.2008 — 04.2008

Lieu
Espace d’art contemporain HEC

L’humain est-il une valeur comme une autre? Peut-on chiffrer la valeur humaine? La question peut paraître polémique et pourtant dans nombre de situations concrètes de la vie moderne, on n’hésitera pas à évaluer la valeur d’une vie ou la valeur d’une tâche (salaires, assurances, indemnités, etc.). À l’issue des attentats du 11 septembre, remarque le sociologue, le calcul des indemnités versées aux familles s’est fait sur la base du salaire des victimes. Deux vies humaines n’auraient-elles pas nécessairement la même valeur?

Le chercheur et l’artiste décident alors d’inventorier ces situations d’évaluation de la valeur humaine. Ils sélectionnent une centaine de cas aussi différents que révélateurs: le cas, par exemple, au Brésil, de gros propriétaires terriens qui achètent pour presque rien l’assassinat des paysans occupant illégalement leurs terres; le cas en France de parents qui tentent à travers un procès de récupérer ce que leur fils leur a coûté depuis sa naissance; le cas des sportifs qui assurent leurs corps, etc.

Ces faits bruts décrits de façon neutre vont ainsi devenir, en tant que texte, le matériau principal d’un projet artistique pour lequel Igor Antic sollicitera à plusieurs reprises la participation d’Andreu Solé, sous la forme de conférences et de débats. À l’occasion de la 11e Biennale des arts visuels de Pancevo en Serbie en 2004, Igor Antic donne une première forme d’existence à ce projet qu’il intitule: Société pour l’évaluation des humains / Combien vaux-tu? Ces différents cas d’évaluation de l’humain sont présentés au public selon un dispositif précisément pensé par l’artiste, où s’articulent le texte et le contexte de manière inconfortable et dérangeante (mobilier bancal, environnement disharmonieux, etc.), de sorte que le spectateur interroge nécessairement cet ensemble et son contenu, sous un angle principalement critique. Lors des présentations qui suivirent, ce projet s‘est toujours adapté aux différents contextes selon un protocole comparable.

Le Bureau de Jouy-en-Josas de 2008 représente une nouvelle étape pour ce projet artistique avec, il est vrai, les apparences d’un retour aux sources puisque renouant avec son point d’origine. L’oeuvre prend cette fois la forme d’une salle aménagée comme un plateau de télévision: un espace conçu autour d’un débat enregistré en public. Les murs et les tables sont entièrement tapissés de toile de Jouy avec des jeux d’inversion entre les lés générant de nouveaux motifs incongrus. Les textes descriptifs des situations d’évaluation de l’humain défilent sur des écrans ayant pour fond ces mêmes motifs. Les tables sont disposées en un vaste carré autour duquel le public vient s’installer. Face à face, de part et d’autre d’une table centrale, se tiennent Igor Antic et Andreu Solé. Les moniteurs posés sur les tables gênent le public. Deux caméras enregistrent le débat. L’espace est encombré, saturé. L’environnement rend intentionnellement mal à l’aise, ce qui s’ajoute au laconisme subversif du texte qui défile. Comme le veut également le protocole, les personnes qui assistent au débat ont accepté de répondre par écrit à la question «combien vaux-tu?». Aux beaux-arts de Valence, lors d’une conférence ultérieure, un étudiant répondra: «Je ne vaux rien. Même moins que ça. Je suis une dette par rapport à ce que je consomme.» L’oeuvre est à considérer comme ce tout qui inclut le décor, le texte, le public, les intervenants, le questionnaire, les échanges. Le texte comme matériau vient s’inscrire dans un contexte spécifique, ce qui fait événement. On retrouve ici, et sous une nouvelle forme, le principe des oeuvres initialement présentées par l’artiste lors de sa résidence en 2003. Le hiatus texte / contexte provoque le spectateur qui nourrit le dispositif de ses valeurs propres, fût-ce sa propre valeur humaine.

Philippe Coubetergues, critique d’art