PP004

Promocréation
Igor Antic

Les œuvres d’art d’Igor Antić aspirent à explorer et mettre en évidence les forces économiques et politiques fonctionnant dans un contexte donné. Il crée des images, des objets et des situations comme «grilles de lecture» à travers lesquelles émerge le contexte social et culturel du site choisi. Ce procédé soulève des nombreuses questions liées aux conditions de la production d’art, et de sa mise en circulation en général.

Promocréation

Résidence, Installation
01.2003 — 12.2003

Artiste
Igor Antic

Lieu
Campus HEC

L’art contemporain, par nature, n’est guère aisément accessible au grand public et même au public bourgeois dit «cultivé». Celui-ci se sent plus à l’aise avec la culture classique: en fait la culture établie, sa culture (dans tous les sens du terme), c’est-à-dire en définitive avec l’art contemporain… du passé, celui que l’histoire a retenu, consacré et transmis. Les consommateurs de culture aiment bien, en général, être confortés et, sûrs de leurs goûts, se sentent bien souvent autorisés à donner péremptoirement leur opinion sur l’art en général. Surtout lorsque les oeuvres les déconcertent ou les déçoivent, ce qui est fréquemment le cas avec l’art contemporain puisque celui-ci invente du nouveau, crée en cherchant notamment à subvertir les codes culturels existants. Le verdict tombe alors, brutal et sans réplique: «ce n’est pas de l’art», «c’est n’importe quoi», «ça ne ressemble à rien», etc. Même si les artistes savent que l’art progresse de scandale en scandale, on comprend malgré tout l’épreuve que constitue le fait pour un artiste contemporain d’avoir à exposer son travail en public, plus encore lorsqu’il s’agit d’installations dans des espaces publics, c’est-à-dire d’œuvres qui sont sous des regards très différemment préparés à comprendre l’œuvre.

La proposition généreuse de HEC, qui consiste à inviter pour quelques mois un jeune artiste afin qu’il réalise une oeuvre sur le campus, est, en fait, une terrible épreuve pour les créateurs. Igor Antic a pris très vite la mesure du problème. Influencé par Daniel Buren et ses installations in situ, il a conçu une oeuvre que l’on peut dire in situ également, mais au sens intellectuel de l’expression: quelle œuvre est-il possible de concevoir qui tienne compte de la culture artistique des élèves fréquentant ce site? Comment les initier à l’art contemporain sans les heurter? Comment, dans ce haut lieu de l’économie et de la finance, faire comprendre l’intérêt de cet art en train de se faire qui, à la différence de l’art consacré du passé, ne s’achète pas encore à prix d’or?

L’inversion des rôles

La solution qu’Igor Antic imagine est extrêmement astucieuse. Il inverse les rôles et propose à ces futurs managers de donner leur vision de l’art, tandis que lui-même renonce apparemment à sa position d’artiste et se fait le manager des projets artistiques des élèves. Puisque les élèves – ou du moins certains d’entre eux – se sentent compétents pour dire ce qu’est l’art, pourquoi lui-même ne serait-il pas compétent pour faire le manager? C’est ainsi qu’il se promène durant des semaines sur le campus dans un petit véhicule électrique interrogeant les élèves avec cette question simple écrite en grosses lettres: «Quelle est la place de l’art à HEC?» Il recueille scrupuleusement les réponses – une soixantaine – et il les met en scène avec les outils du management. Il multiplie ainsi durant plusieurs semaines les dispositifs qui constituent, en fait, autant d’incitations à réfléchir sur ce qu’est l’art.

Puis, point final à son travail, il investit, pour le vernissage de son exposition, un amphithéâtre à l’architecture particulièrement convenue, qu’il habille de bandes rouges sur lesquelles il a reproduit les phrases sur l’art que les étudiants lui ont communiquées. Mais il les a inscrites comme autant de slogans politiques, de mots d’ordre assénés: l’ensemble faisant irrésistiblement penser à l’architecture officielle sans inspiration des pays totalitaires. Suprême pied de nez de l’artiste à ces étudiants sans doute «libéraux» pour la plupart et sûrs de leurs goûts, Igor suggère, par cette installation, que la vision sans risque de l’art de ces futurs managers pourrait bien conduire paradoxalement, si l’on peut dire, à une sorte de «réalisme capitaliste», pendant de l’art officiel, de l’art pour tous des ex-pays socialistes. Bref, à de l’art qui pourra être immédiatement consommable et vendable, parce qu’il ne choquera pas le bon peuple des managers. Or l’art, et plus précisément la création artistique, c’est-à-dire l’art en train de se faire, est par essence contestation et remise en cause de l’art établi.

Le temps de l’art n’est ni celui de la politique ni celui de l’économie. C’est le message le plus important que, par son travail à HEC, Igor Antic a tenté de communiquer aux étudiants. Nul doute qu’il jette par là les bases d’une réflexion de fond, in situ, sur le statut de l’art contemporain.

Patrick Champagne, Sociologue

Né en 1962 à Novi Sad, Igor Antic est un artiste plasticien franco-serbe. Il vit et travaille à Paris.