PP048

Il y aura de la place pour tout le monde
Barreau & Charbonnet

Il y aura de la place pour tout le monde

Résidence, Installation
03.2015 — 04.2015

Artistes
Barreau & Charbonnet

Lieu
Campus HEC

Le monde de HEC selon Maslow ou le vertige réinventé des sommets

Sur le campus HEC, aux abords du bâtiment des études, la pelouse offre aux étudiants un terrain propice au farniente. Allongés, assis sur ce tapis végétal, ils échangent, déjeunent, s’isolent, voire travaillent, loin des affres de la compétition et de la course au temps. Un territoire appréhendé comme une respiration bucolique, une agora de verdure baignée de lumière, circonscrite par des «temples du savoir», aux bâtis souvent austères. Depuis le printemps 2015, cinq étranges cabanes en bois de pin sombre et aux lignes pures ont investi les lieux. Avec leurs empiètements métalliques les plantant solidement au sol et leurs géométries ouvertes, on les croirait fraîchement atterries d’ailleurs… Mais au royaume du management, aucun envahisseur n’a débarqué de ces vaisseaux, bien au contraire. Régulièrement colonisées par les étudiants, ces microarchitectures proposent une nouvelle manière de vivre et de cohabiter.

Conçus telles des «sculptures utiles» redessinant l’espace, comme un ensemble pérenne à expérimenter, ces cinq modules sont disposés en «arc de cercle qui converge, plein sud, vers l’école», selon leurs auteurs, Jules Charbonnet et Nicolas Barreau, designers trentenaires. Chaise haute, noeud papillon ou cafetière italienne, ces volumes simples se prêtent à une kyrielle d’analogies. Mais à bien y regarder se déploient toutes les formes d’une pyramide à cinq degrés, comme celle de Saqqarah en Basse-Égypte. Cinq étages comme autant de niveaux de lecture réinventant le polyèdre. Ici, une forme issue de deux trapèzes posés l’un sur l’autre crée un lieu intimiste où les deux paliers sont connectés, tout en restant isolés. Là, une large base carrée offre un espace pour s’allonger ou déjeuner. Plus loin, un hexagone s’affiche comme un territoire idéal pour musiciens, tandis que deux trapèzes convergeant l’un vers l’autre sont aménagés pour accueillir qui veut se ressourcer ou partager. Long perchoir solitaire, un haut piédestal propose une vision distancée sur l’horizon.

Cette pyramide s’avère être plus qu’un puzzle 3D à reconstituer. Elle trouve un écho dans celle des besoins de Maslow. «Nous transformons ici ces besoins en fonctions», expliquent les plasticiens. De besoins stimulant l’homme au sein du monde du travail aux usages à vivre, il n’y a qu’un pas qu’ils franchissent allégrement en insufflant à ces figures une essence sociologique et une utilité à éprouver au quotidien. Aux besoins primaires (manger, boire, dormir, habiter) correspond le socle le plus large et le plus bas invitant à vivre ensemble. Relative au désir de stabilité et de confiance, la nécessité de sécurité est évoquée dans l’espace à deux niveaux, dont le dernier est accessible par une échelle, sur le côté. Besoin primordial d’appartenir à un groupe, la socialisation est illustrée par l’hexagone ouvert sur le monde, où la parole est libre pour le collectif et l’individu. L’estime de soi ou d’autrui interagit avec notre appétence de reconnaissance. Notre besoin de pouvoir sur les autres, comme sur nous-mêmes, est représenté par les deux modules croisés, proposant des points de vue similaires mais légèrement variables, comme de multiples manières de s’approprier l’espace. Figurant en haut de la pyramide, la réalisation de soi passe par une vision neuve pour atteindre l’excellence. Oser prendre des risques et de la distance, au péril d’une chute, voilà ce à quoi exhorte le piédestal dominant le domaine, sorte d’allégorie évoquant le héros du Baron perché de Calvino.

Activées et manipulées par les utilisateurs, ces architectures «relationnelles» sont habillées de noir, couleur élégante et mystérieuse, semblable à celle des costumes que leurs usagers seront amenés à «porter» en entreprise, non comme un fardeau, mais comme la métaphore chromatique d’une réussite obtenue après un long parcours. Fidèles à l’esthétique du Bauhaus, ces agencements résonnent avec l’univers de HEC, microsociété hiérarchisée de pouvoir, où s’invente celle de l’entreprise et du travail de demain. En contraste avec sa rigueur architectonique, le titre poétique et lyrique de l’ensemble, Il y aura de la place pour tout le monde, est aussi là pour rassurer les usagers: après HEC, il y aura de la place pour tous, dans le monde du travail. Au-delà de l’analogie sensible de la pyramide de Maslow, cette installation soulève la question de l’habitat réapproprié. Entre cabane primordiale et domus étrusque, l’étudiant pratique, teste, investit des espaces «oubliés». Parti à la conquête de milieux et de perspectives inattendus pour une appréhension plus performante de l’entreprise, il va à la rencontre de lui-même, à travers une mise en abyme de son architecture intérieure, une connexion de son corps et de son âme, sans souci de temps ni d’obstacles à surmonter. De belles retrouvailles, en quelque sorte.

Virginie Chuimer, journaliste, historienne d’art

Nés en 1986 à Nantes, Nicolas Barreau et Jules Charbonnet sont diplômés de l’École de Design Nantes Atlantique. Après avoir travaillé individuellement dans des agences d’architecture, ils créent l’atelier Barreau & Charbonnet en 2011. Designers de formation, plasticiens par engagements, ils conçoivent conjointement des scénographies dans le domaine de la culture, des systèmes innovants en réponse aux mutations des cadres de vie, des espaces de vente de biens ou services, ainsi que des dispositifs plastiques interrogeant des usages tel qu’habiter, se déplacer, s’exprimer.