The Altar of Sacrifice
Les Frères Chapuisats
Bâtisseurs empiriques de projets utopiques, les Frères Chapuisat procèdent à la lisière de la sculpture et de l’architecture, en corps-à-corps avec l’espace. Terrier rhizomatique, labyrinthe, tour de Babel, excroissance pénétrable, grotte ou belvédère: leurs œuvres prennent souvent la forme d’habitacles aux charmes ambigus, à la fois nids douillets et pièges claustrophobes, gangues protectrices et invitations à la mobilité, à l’improvisation.
The Altar of Sacrifice
Résidence, Installation
01.2013 — 12.2014
Lieu
Campus HEC
Avant d’évoquer la grotte des Frères Chapuisat, il faut parler de sa recherche. On sait qu’elle est là, quelque part dans les bois du campus.
On nous a dit qu’elle était en contrebas, juste avant d’arriver au lac artificiel qui reflète inlassablement le château XVIIIe encaissé à l’extrémité de la propriété. Alentour, un homme pêche, une jeune femme croise notre chemin avec son labrador, deux élèves joggent. Tous ont l’air de savoir, mais font comme si de rien n’était.
On chauffe, on aperçoit l’entrée de la grotte maniériste du XIXe sur laquelle, on nous a prévenus, les Chapuisat se sont appuyés pour la leur. S’ouvre un espace pseudo-minéral, imitant la formation naturelle des pierres. Une cascade ornementale sert élégamment de motif visuel et sonore à cet écrin de voluptés libertines, comme il était d’usage à l’époque des jardins de fabrique. Quelques canettes hors d’âge et une chaise sans dossier jonchent la roche artificielle. Entre l’érotisme au jardin du temps des courtisanes et la réunion de teenagers sur le mode feux de camp-pétard, il nous semble surprendre la Pompadour en plein rendez-vous galant avec le môme de Ken Park.
Une première percée en lucarne nous a conduits sur une fausse piste, on poursuit, on contourne par la droite une sorte de chambranle rocheux qui nous ramène vers le sous-bois, on distingue un orifice minéral contre un talus. Terrier dans tumulus. On pense à Lewis Carroll, puis à la Marilou de Gainsbourg. C’est ici, c’est sûr, il va s’agir de passer de l’autre côté. On sait dorénavant que s’ouvre devant nous un espace à l’intersection de la rêverie et du jeu, qui nous propose, comme un outil en avance sur l’invention de son application, de concevoir l’usage du site par la pratique que nous en ferons.
On rassemble nos chairs, étoffes, sac à main, et l’on se lance les pieds devant. On découvre que l’embouchure ourlée de béton n’est qu’une espèce de suture recouvrant l’extrémité d’une multitude de tiges de métal, qui se propagent à l’intérieur de la cavité dans une trame lisse et maîtrisée. Masse d’air immobile, ambiance cérémonielle, nous sommes dans un boyau métallique, froid et hiératique. Peu de lumière, mais un semblant d’éclairage zénithal filtre encore au travers des entrelacs de fer à béton au-dessus de notre tête, qui situe l’édifice entre la grotte du Vendredi de Michel Tournier et la garçonnière coloniale aux persiennes presque entièrement closes.
Régression de l’enfant sauvage et lascivité surannée, il nous semble que l’extension des Chapuisat formalise, dans une version synthétique et unifiée, le sentiment double éprouvé dans la première grotte face, d’une part, aux voluptés encodées de l’aristocrate, et d’autre part à la régression libératoire du groupe adolescent. The Altar of Sacrifice dialectise ces deux ressentis sous la forme épurée de l’invitation à un érotisme régressif.
Cet espace se révèle être à plus d’un titre une «extension», puisqu’il prolonge la première grotte tout en réagençant ce qu’elle évoque. L’œuvre parvient dans le même mouvement à agréger en son sein différentes trames temporelles: elle se situe au croisement des vestiges architecturaux du parc du château et du corpus artistique constitué ces quinze dernières années par l’Espace d’art contemporain HEC. En s’adossant à une grotte historique, l’oeuvre des Frères Chapuisat propose une articulation originale entre les deux ensembles patrimoniaux qui se partagent le campus.
Clémence Agnez, critique d’art
Gregory et Cyril Chapuisat nés respectivement en 1972 à New York et en 1976 à Bienne.